Je vous ai promis, ô petite curieuse, de vous conter l'histoire véritable de Saroltâ Andrassy. Vous l'avez connue, n'est-ce pas ? Vous vous souvenez de ses cheveux noirs, aux reflets bleus et roux, et de ses yeux d'amoureuse, suppliants et mélancoliques.
Saroltâ Andrassy vivait à la campagne avec sa vieille mère. Elles avaient pour voisins les Szécheny, qui venaient de quitter définitivement Buda-Pesth. Une bizarre famille, en vérité ! On aurait pu prendre Bêla Szécheny pour une petite fille, et sa sœur Terka pour un jeune garçon. Chose curieuse, Bêla possédait toutes les vertus féminines et Terka tous les défauts masculins. Les cheveux de Bêla étaient d’un blond vert, ceux de Terka, plus vivants, d’un blond rose. Le frère et la sœur se ressemblaient étrangement, — cela est très rare entre gens de la même famille, quoi qu'on en dise.
La mère de Bêla ne se résignait pas encore à couper les belles boucles blondes du petit garçon et à échanger ses gracieuses jupes de mousseline ou de velours contre une vulgaire culotte. Elle le choyait comme une fillette. Quant à Terka, elle poussait à sa guise, pareille à une herbe sauvage… Elle vivait au grand air, grimpant sur les arbres, maraudant, pillant les jardins potagers, insupportable et en guerre avec tout le monde. C’était une enfant sans tendresse et sans expansion. Bêla, au contraire, était la douceur même. Son adoration pour sa mère se manifestait par des câlineries et des caresses incessantes. Terka n'aimait personne et personne ne l'aimait.
Saroltâ vint un jour chez les Szécheny. Ses yeux d'amoureuse imploraient, dans son mince visage pâle. Béla lui plut beaucoup et ils jouèrent longtemps ensemble. Terka rôdait autour d’eux, d’un air farouche. Lorsque Saroltâ lui adressa la parole, elle s'enfuit.
Elle aurait été jolie, cette incompréhensible Terka… Mais elle était trop longue pour son âge, trop maigre, trop gauche, trop dégingandée. Tandis que Béla était si mignon et si doux !…
Les Szécheny quittèrent la Hongrie quelques mois plus tard. Saroltâ pleura amèrement son compagnon de jeux. Sur l’avis du médecin, sa mère l’avait emmené à Nice, ainsi que sa récalcitrante petite sœur. Béla avait la poitrine délicate à l'excès. Il était, d'ailleurs, peu robuste.
À travers ses rêves, Saroltâ évoquait toujours l'enfant trop frêle et trop joli dont le souvenir persistait en elle. Et elle se disait, en souriant à l'image blonde :
« Si je dois me marier plus tard, je voudrais épouser Béla. »
Plusieurs années se passèrent, — oh ! combien lentement pour l’impatiente Saroltâ ! Béla devait avoir atteint vingt ans, et Terka dix-sept. Ils étaient toujours sur la Riviera. Et Saroltâ se désolait de ces années sans joie, éclairées seulement par l'illusion d’un songe.
Elle rêvait à sa fenêtre, par un soir violet, lorsque sa mère vint lui dire que Béla était revenu…
Le cœur de Saroltâ chantait à se briser. Et, le lendemain, Béla vint vers elle.
Il était le même, et pourtant bien plus charmant qu'autrefois. Saroltâ fut heureuse qu’il eût gardé cet air efféminé et doux qui lui avait tant plu. C’était toujours l'enfant fragile… Mais cet enfant possédait aujourd'hui une grâce inexprimable. Saroltâ chercha en vain la cause de cette transformation qui le rendait si attirant. Sa voix était musicale et lointaine, ainsi qu'un écho des montagnes. Elle admira tout de lui, jusqu'à son complet anglais, d'un gris de pierres, et jusqu'à sa cravate mauve.
Béla contemplait la jeune fille de ses yeux changés, de ses yeux étrangement beaux, de ses yeux qui ne ressemblaient pas aux yeux des autres hommes…
« Qu'il est donc mince ! » observa la mère de Saroltâ, après son départ. « Il doit être encore d'une santé bien délicate, ce pauvre petit. »
Saroltâ ne répondit point. Elle ferma les yeux afin de revoir Béla sous ses paupières closes… Comme il était joli, joli, joli !…
Il revint le lendemain, et tous les jours. C'était le Prince Charmant qui ne se révèle qu'à travers les pages enfantines des contes de fées. Elle ne pouvait le regarder en face sans défaillir ardemment, languissamment… Son visage variait selon l'expression du visage désiré. Son cœur battait selon le rythme de cet autre cœur. L'inconsciente et puérile tendresse était devenue de l'amour.
Béla pâlissait dès qu'elle entrait, diaphane en sa blanche robe d'été. Il la regardait parfois, sans parler, comme quelqu'un qui se recueille devant une Statue sans défaut. Parfois il lui prenait la main… Elle croyait toucher une main de malade, tant la paume en était brûlante et sèche. Un peu de fièvre montait alors jusqu'aux pommettes de Béla.
Elle lui demanda un jour des nouvelles de Terka l'indisciplinée.
« Elle est toujours à Nice, » répondit-il négligemment. Et l’on parla d'autre chose. Saroltâ comprit que Béla n'aimait point sa sœur. Ce n'était pas étonnant, au surplus. Une enfant si taciturne et si farouche !
Ce qui devait arriver arriva. Béla la demanda en mariage quelques mois plus tard. Il entrait dans sa vingt et unième année. La mère de Saroltâ ne s'opposa point à l’union.
Ce furent d'irréelles fiançailles, délicates à l'égal des roses blanches que Béla apportait chaque jour. Ce furent des aveux plus fervents que des poèmes, et des frissons d'âme sur les lèvres. Au profond des silences, passait le rêve nuptial.
« Pourquoi, » disait Saroltâ à son fiancé, « es-tu plus digne d’être aimé que les autres jeunes hommes ? Pourquoi as-tu des douceurs qu'ils ignorent ? Où donc as-tu appris les paroles divines qu'ils ne prononcent jamais ? »
La cérémonie eut lieu dans une intimité absolue. Les cierges avivaient les lueurs roses de la blonde chevelure de Béla. L'encens fumait vers lui, et le tonnerre des orgues l'exaltait et le glorifiait. Pour la première fois, depuis le commencement du monde, l'Époux fut aussi beau que l'Épouse.
Ils partirent vers les rives bleues où s'exaspère le désir des amants. On les vit, Couple Divin, les cils de l'un frôlant les paupières de l'autre. On les vit, amoureusement et chastement enlacés, les cheveux noirs de l’Amante répandus sur les blonds cheveux de l'Amant…
Mais voici, ô petite curieuse ! où l'histoire devient un peu difficile a raconter… Quelques mois plus tard, le véritable Béla Szécheny apparut… Ce n'était pas le Prince Charmant. Hélas ! Ce n'était qu'un joli garçon, sans plus.
Il rechercha furieusement la personnalité du jeune usurpateur… Et il apprit que l'usurpateur en question était sa sœur Terka.
… Saroltâ et le Prince Charmant ne sont plus revenus en Hongrie. Ils se cachent au fond d’un palais vénitien ou d'une maison florentine. Et parfois on les rencontre, tels qu’une vision de tendresse idéale, amoureusement et chastement enlacés.
Renée VIVIEN,
La Dame à la Louve, 1904.
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